Ukraine : “Poutine a eu ce qu’il voulait, une influence retrouvée et une place à la table des discussions”

17/02/2022

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Thibault Lefèvre, France Inter

Les États-Unis continuent de juger “très élevé” et imminent le risque d’une invasion russe en Ukraine, balayant les assurances données par Moscou sur un retrait partiel de ses troupes massées à la frontière. Décryptage de la situation avec la directrice de recherche du think tank ukrainien European Expert Association.

La tension ne retombe pas. Bien que Moscou ait annoncé un retrait partiel de ses forces positionnées à la frontière ukrainienne, les États-Unis continuent d’accuser la Russie de préparer une offensive. Celle-ci pourrait avoir lieu “dans les prochains jours“, a déclaré le président américain Joe Biden. Maria Avdeeva, directrice de recherche du think tank ukrainien European Expert Association, travaille sur les opérations d’information et de désinformation.

FRANCE INTER : La guerre avec Vladimir Poutine est-elle finie ou bien est-elle toujours autant d’actualité ? 

MARIA AVDEEVA : “Nous avons entendu l’information selon laquelle la Russie avait commencé à retirer ses troupes de la frontière. Mais en réalité, nos militaires nous disent ne voir aucun mouvement concret. Dans les faits, cela fait huit ans que nous sommes en guerre avec la Russie. Depuis 2014, des soldats ukrainiens sont tués chaque jour dans le Donbass. Alors, que la Russie déplace ses troupes ou pas, cela ne veut rien dire. Poutine a eu ce qu’il voulait : une influence retrouvée et une place à la table des discussions sur un pied d’égalité avec ses partenaires.”

La puissance militaire russe est donc toujours un outil d’influence… 

“La menace militaire reste efficace, oui. Comme quand le voisin biélorusse Loukachenko [allié de Moscou, ndlr] demande l’installation d’armes nucléaires sur son sol. Nous assistons aujourd’hui à l’une des plus importantes campagnes de désinformation depuis 2014. La Russie fait tout, en utilisant les médias occidentaux, pour provoquer des réactions politiques. Parce que, au fond, la Russie ne croit pas à la voie diplomatique.”

 Pour faire valoir leurs arguments, le seul langage que les Russes comprennent – et Poutine le reconnaît volontiers – c’est la puissance, la force.”

À quels types de messages de désinformation faites-vous allusion ?  

“Aujourd’hui, le principal message de désinformation vise à expliquer que l’Ukraine prépare une vaste attaque sur le Donbass. Pour les médias proches du Kremlin, Kiev utilise les armes fournies par ses alliés contre ses territoires occupés – ce qui est complètement faux. Selon eux, l’Ukraine ne serait qu’un pantin entre les mains des Occidentaux, des États-Unis et de l’Otan, qui prévoient d’amasser des troupes sur son territoire en vue d’une offensive contre la Russie.

Ce discours a pris corps ces trois derniers mois avec le renforcement de la présence américaine chez alliés en Europe de l’Est.”

À qui Vladimir Poutine pense-t-il parler ?

“Aux habitants du Donbass, d’abord. Comme en 2014, en brandissant une menace contre eux, la Russie s’autorise à utiliser la force militaire ou des pseudo volontaires armés pour les protéger. Poutine a dit lui-même hier que l’Ukraine perpétrait un génocide au Donbass, alors même que Kiev ne contrôle pas la région.

Moscou ayant délivré quelque 500 000 passeports russes dans les républiques sécessionnistes du Donbass [non reconnus par la communauté internationale, ndlr], Poutine peut invoquer la protection de ses citoyens pour intervenir.

Le message s’adresse aussi à l’Ouest. C’est une façon de se prémunir contre de sévères sanctions internationales. Ça n’est pas une invasion militaire puisque ces gens ont appelé la Russie à l’aide. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, c’est la même histoire.”

Au-delà des interférences médiatiques, vous constatez que la Russie utilise largement l’arme informatique…

“La première attaque d’envergure date du 14 janvier. Environ 70 sites internet d’institutions publiques ont fait l’objet de “défigurations” [“defacement attacks” en anglais]. En lieu et place de leur contenu habituel, effacé, les pages accessibles affichaient des déclarations hostiles à l’Ukraine. 

Mercredi, une offensive a visé les banques ukrainiennes, privées et publiques, ainsi que les sites des armées et du ministère de la Défense. Cette attaque en déni de service [DDoS] les a rendus inaccessibles. Notre police des réseaux enquête toujours sur cette opération, mais le ministère de l’Information croit savoir que les premières attaques trouvent leur source en Russie et Chine. D’autres pays seraient aussi impliqués.

Les autorités assurent que tout est rentré dans l’ordre, mais la tendance fait peur. Quelles peuvent être les prochaines cibles ? Des infrastructures sensibles, comme des centrales électriques, comme cela s’est déjà produit en Ukraine, ou des transports publics ? Ce que l’on voit, par exemple aux États-Unis, c’est que des hackers ont identifié des failles dans les systèmes qui peuvent se révéler dévastatrices, et qu’ils n’attendent que le bon moment pour les exploiter.”

L’Ukraine peut-elle désormais se protéger des attaques cyber ? 

“Nous avons développé des outils et mécanismes de protection, et nous travaillons sur le sujet, par exemple sur la dernière attaque dont nous avons été victimes, avec nos partenaires occidentaux, et notamment les États-Unis. Tout le monde a bien compris que l’Ukraine peut constituer un bon terrain d’expérimentation, et nous espérons vraiment qu’ils nous aideront à protéger nos infrastructures sensibles. L’accès, pour nos experts, au centre de défense cyber de l’Otan installé en Estonie, nous serait très utile. Parce qu’une attaque en Ukraine serait préjudiciable aux pays voisins également.”

Quel serait, pour vous, le pire scénario ?

“Celui qui s’est joué en 2014, et qui pourrait se reproduire : une combinaison de coupure de réseaux de communication, d’opérations militaires au sol et de désinformation, créant une situation de chaos. C’est la définition d’une guerre hybride.

Nous en avons eu récemment un autre exemple, avec la crise des migrants en Biélorussie, déclenchant l’état d’urgence aux frontières de la Pologne, qui n’était pas préparée.”

La source: France Inter

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